Quand Pygmalion rencontre Hattie

Je lisais, il y a quelques jours, un billet portant sur l’effet Pygmalion et je ne pouvais m’empêcher de penser à l’effet enseignant.  Qu’on le veuille ou non, se voir confier un groupe d’élèves, qu’ils soient d’âge préscolaire ou même du secondaire, comporte son lot de responsabilités ainsi qu’un pouvoir trop souvent minimisé, voire ignoré.

 

L’auteur faisait alors référence à l’expérience menée, dans les années 60, par le psychologue Robert Rosenthal où des enseignants avaient été informés que certains élèves étaient, suite à l’analyse des résultats de tests d’intelligence, susceptibles de démontrer une progression spectaculaire au cours de l’année scolaire.  Alors que, dans les faits, rien ne les distinguait réellement de leurs pairs sur le plan des facultés intellectuelles, leurs résultats aux mêmes tests administrés en fin d’année démontrèrent une progression anormalement élevée, particulièrement pour les plus jeunes (1re et 2e années).

Father Helping Daughter With Homework

Que faut-il comprendre de cette expérience ?  Comme je l’écrivais plus haut, cette lecture me rappelait certaines des conclusions de Hattie.  À mon avis, l’effet Pygmalion peut aujourd’hui être associé :

  • au fait de ne pas étiqueter les élèves (d = 0,61);

En effet, il semble que le bénéfice plus marqué chez les petits (6-8 ans) soit attribuable au fait que les enseignants impliqués dans l’expérience ne pouvaient pas vraiment avoir d’idée préconçue puisque ces élèves n’avaient qu’un très court historique scolaire.  Par opposition, la même expérience menée avec des élèves de 5e ou 6e année s’est avérée moins concluante (une progression tout juste moins grande que celle de leurs pairs pour le « doués » de 5e et une plus faible pour ceux de 6e).  Et si Rosenthal avait fait l’inverse en « identifiant » les élèves les moins susceptibles de connaitre une progression intéressante pendant une année scolaire ?  Auraient-ils régressé ?  C’est là, avec un tel corollaire, qu’on saisit toute la puissance de l’effet enseignant.

« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. »

Mark Twain

  • à la qualité des relations enseignant-élève (d = 0,52);

À l’instar de Rosenthal, d’autres chercheurs ont démontré que la différence dans la progression des élèves identifiés comme « doués » ne dépendait pas du temps passé avec eux, mais plutôt de la qualité des interactions qu’ils avaient avec leur enseignant.  Par exemple, de façon plus ou moins consciente, ce dernier leur souriait plus fréquemment, avait plus de contacts visuels avec eux et hochait de la tête plus régulièrement.

  • ou encore aux attentes d’un enseignant envers ses élèves (d = 0,43).

Rosenthal expliqua que l’opinion d’un enseignant au sujet d’un enfant qu’il croit « doué » influence directement son attitude envers lui.  L’élève se sentira plus en confiance, sera davantage motivé, fournira plus d’efforts dans son travail et progressera mieux.  Toujours selon Rosenthal, cet effet Pygmalion se joue au niveau de l’inconscient et du langage du corps pour l’enseignant ; la posture ou le ton de voix peuvent alors influencer l’enfant et lui induire une image positive qui fera la différence au niveau de la progression dans ses apprentissages.

De mon côté, je relierais cette explication à ce que la professeur Thérèse Bouffard appelle aujourd’hui le sentiment d’efficacité personnelle (SEP).  Un des besoins fondamentaux de l’humain, et l’élève n’y échappe pas, consiste à se sentir compétent pour agir efficacement dans son environnement.  Ainsi, la croyance de la personne en sa capacité d’organiser et d’exécuter les actions qui sont requises pour atteindre les objectifs fixés et produire les résultats recherchés dans la tâche est déterminante pour un élève.  L’enseignant a donc un rôle crucial à ce niveau ; il doit, en plus de croire en ses propres capacités, croire en celles de ses élèves pour leur assigner des buts clairs, stimulants et atteignables.

« Un homme qui doute de lui est comme un homme qui s’enrôlerait dans l’armée ennemie pour porter une arme contre lui-même. Par sa conviction d’échouer, il rend cet échec certain. »

Alexandre Dumas, fils

 

Malgré le fait que l’effet enseignant soit aussi le résultat de quelques autres facteurs d’influence, il reste qu’un intervenant scolaire (enseignant, éducateur, professionnel de la consultation, directeur) ne devrait jamais minimiser son impact sur le parcours d’un élève.  Travailler à refléter une image positive de nos élèves et s’efforcer de protéger leur SEP font partie de notre rôle.  À nous d’y voir !

 

Remettre les pendules à l’heure…

Récemment, j’avais des échanges sur Twitter avec d’autres acteurs du monde de l’éducation ainsi que certains quidams au sujet des élèves à risque et leur présence dans les écoles privées.  Sans prétendre avoir une vision parfaitement claire à ce sujet, je crois qu’après avoir passé maintenant près de 25 ans dans le milieu scolaire, dont 15 à la direction d’écoles (primaires, secondaires, classes ordinaires, classes spécialisées, publiques, privées), je crois être en mesure de tracer un portrait assez juste de la situation.  À tout le moins, je ressentais le besoin d’exprimer mon point de vue sur la question, de remettre les pendules à l’heure.

 

Entendons-nous d’abord sur la définition d’un élève ayant des difficultés au plan scolaire par opposition à un élève handicapé ou en difficulté d’apprentissage/d’adaptation (un EHDAA dans le jargon).  L’un et l’autre peuvent être très différents.  En effet, un EHDAA a, dans la grande majorité des cas, des difficultés scolaires tandis que l’inverse n’est pas automatique.  Ce n’est pas parce qu’un élève vit des difficultés scolaires qu’il est un HDAA pour autant.  Par exemple, un enfant dyslexique peut ne pas cadrer avec la définition formulée par le ministère relativement aux EHDAA; tout dépend de l’impact sur son fonctionnement en salle de classe et son niveau de réussite/de retard scolaire.  De même, sans trouble associé, il est rare de parler d’un élève atteint d’un trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H) comme d’un EHDAA.  Cependant, dans les deux derniers exemples, les élèves en cause peuvent certainement être à risque, voire même vivre de réelles difficultés scolaires.  Même à l’école privée!

EHDAA

Ce n’est pas parce qu’un élève vit des difficultés scolaires qu’il est un HDAA pour autant.  Cependant, les élèves en cause peuvent certainement être à risque, voire même vivre de réelles difficultés scolaires.  Même à l’école privée!

Présence d’intervenants et de professionnels au privé

Qu’on le veuille ou non, les avancées récentes au niveau scientifique ont permis un plus grand nombre de diagnostics et, de ce fait, une meilleure connaissance clinique de plusieurs troubles neurologiques (je reviens à mes deux exemples précédents…).  Parallèlement, il s’est produit la même chose en éducation.  C’est-à-dire que les enseignants, intervenants et professionnels ont dû s’ajuster à cette réalité en modifiant leurs approches, leurs techniques, leurs attentes et leurs exigences.  Les écoles publiques ont alors modifié leurs plans d’effectifs afin d’ajouter des services spécialisés (souvent à la hauteur des ressources humaines disponibles) et même le ministère a, au début des années 2000, introduit les concepts de plancher de service en orthopédagogie (au primaire) et d’enseignant ressource (au secondaire).  De leur côté, les écoles privées (et je ne parle pas ici des milieux spécialisés) ont emboîté le pas.  C’est ainsi qu’on a vu, au sein de ces écoles, apparaître des orthopédagogues, des orthophonistes, des techniciens en éducation spécialisée, des psychoéducateurs et autres ressources venant en aide aux élèves.  Même dans les collèges les plus réputés où on penserait (trop souvent à tort) que tous les élèves ont, avec une facilité déconcertante, des résultats supérieurs à la moyenne!  Récemment, le ministère a d’ailleurs mis de l’avant une enveloppe spécialement destinée aux projets pédagogiques particuliers (la mesure 30120) élaborés par des écoles privées (lire ici pour les élèves ayant des besoins particuliers).  C’est donc dire, au-delà de ce que pourrait en penser un acteur de l’interne comme moi et de la présence confirmée de personnel embauché pour de l’aide directe, que le ministère reconnait l’existence des élèves en difficulté dans le réseau privé.  Il souhaite même, à l’heure actuelle, que ces écoles en accueillent davantage.

Des pommes et des oranges

Cela dit, au chapitre des élèves ayant des besoins particuliers, je ne crois pas qu’on puisse comparer l’école publique et l’école privée.  C’est comme comparer des pommes avec des oranges.  Je l’écrivais ainsi dans ma discussion en 140 caractères, car je considère que les bases de comparaisons ne sont pas valables.  Rassurez-vous!  Il n’y a aucun jugement de valeur ou d’idée négative à l’endroit de l’un et l’autre des systèmes éducatifs dans cette affirmation.  Il n’y a que l’expression de différences flagrantes…

En effet, prenons seulement la question du financement.  Aucune somme n’est allouée spécifiquement aux EHDAA ou aux élèves à risque dans le financement des écoles privées régulières (contrairement aux milieux spécialisés de ce réseau).  Aucun élève, même pouvant être reconnu handicapé selon les critères stricts du ministère, n’est financé comme à l’école publique.  Aucun montant n’est prévu dans l’allocation de base et aucune autre mesure, à l’exception de celle décrite plus haut, n’est offerte pour la mise en place de services particuliers directs.  Toute une différence!  On fait donc avec ce qu’on a et ce qu’on peut demander en vertu de l’article 93 de la Loi sur l’enseignement privé (mais ça, c’est un autre débat…).  Normal que le nombre de ces élèves inscrits à l’école privée n’ait aucune commune mesure avec celui calculé à travers le réseau public.

Évidemment, la différence dans ces sommes engendre un écart notable en ce qui a trait au personnel en place.  L’école primaire de près de 500 élèves que je dirige a la chance de compter une orthopédagogue à temps plein parmi son personnel ainsi que sur plusieurs heures d’orthophonie par semaine (merci au ministère pour l’octroi de la mesure 30120!).  Pas de technicien en éducation spécialisée et pas d’heures en psychologie, en psychoéducation ou pour tout autre professionnel de l’éducation.  Et pourtant!  Aucune sélection basée sur la performance ou critères semblables n’est faite à l’école que je dirige (contrairement à la croyance populaire, c’est possible et c’est le cas de plusieurs écoles privées!).  Nous accueillons des enfants qui ont souvent les mêmes besoins que ceux de l’école d’à côté.  Les enseignants et l’équipe de direction, de concert avec des parents ouverts et collaborants, font souvent de petits miracles afin de les maintenir dans notre milieu…  Sans être une exception dans le réseau, on parle tout de même de plus de 60 plans d’intervention pour une école de 500 élèves.  Même dans les classes de nos programmes!  Et on s’étonne encore des différences de nombres entre le public et le privé?

Une ouverture à en faire davantage pour la cause

La preuve est faite.  Qu’on les appelle à risque, à défis ou différents, il y a des élèves ayant des besoins particuliers à l’école privée.  Que l’on cesse donc de perpétuer les mythes entourant cette clientèle et sa place dans le réseau privé.  Maintenant, pourrait-on faire mieux ou faire plus?  Absolument!  Je ne dis pas pour autant qu’on devrait retrouver des classes spécialisées dans chaque école privée.  Je crois qu’il existe de réelles économies d’échelle à regrouper certaines clientèles HDAA, mais aussi l’expertise nécessaire pour bien les desservir.  Cela dit, je suis convaincu que l’école privée pourrait certainement faire sa (large) part si on lui en donnait les moyens.  Espérons seulement que la mesure 30120 portera rapidement ses fruits afin d’inciter le ministre à bonifier ce budget et, ainsi, ouvrir d’autres portes pour les projets pédagogiques particuliers pour le privé.  Parce qu’au final, l’idée dans tout ça n’est pas de savoir combien de ces élèves seront accueillis dans tel ou tel réseau, mais bien de savoir combien d’élèves auront été soutenus par des équipes mobilisées et adéquatement outillées afin qu’ils puissent démontrer tout leur potentiel.

D’ailleurs, en terminant, laissez-moi vous raconter une petite anecdote sur le sujet.  Ça remonte à l’été dernier, alors que j’accueillais une nouvelle élève qui venait de recevoir un diagnostic de dyslexie/dysorthographie.  Puisqu’une des recommandations du rapport de l’orthophoniste concernait le recours et l’entraînement aux aides technologiques en situation d’écriture, on démarrait alors une demande pour la mesure 30110 (allocation servant à des besoins particuliers – équipement informatique et périphériques adaptés).  Suivie assidûment tout l’automne par une orthopédagogue et revue sporadiquement par l’orthophoniste, elle était, dès janvier, prête à utiliser son portable muni de son logiciel d’aide à l’écriture.  Ainsi, pour la dictée de la direction de février (deux fois par année, des membres de l’équipe de direction se rendent dans les classes afin de donner une dictée à l’ensemble des élèves, suivie par une remise de certificats – moyenne du niveau et meilleure(s) note(s) du groupe), elle était autonome.  À mon retour en classe, après la correction, j’étais tout aussi nerveux que les élèves.  En effet, j’avais vu les notes…  Une fois le certificat de la moyenne du niveau remis, j’ai dû faire une longue pause pour me contenir et ne pas laisser mes émotions prendre le dessus.  J’aurais voulu crier ma joie, mais je me suis contenté de parler de ma fierté pour cette nouvelle élève qui en avait parcouru du chemin jusqu’à notre école (au sens propre et au sens figuré…).  Les autres élèves ne comprenaient pas pendant qu’elle, de son côté, affichait son plus large sourire.  Elle avait tout saisi…  Avant même que je prononce son nom, elle était déjà levée et semblait flotter.  J’ai rarement été fier comme ça de remettre un certificat à un élève.  J’étais fier pour elle, mais j’étais tout aussi fier pour la cause des élèves « différents »… à l’école privée!